Zahra Ali nous fait l’honneur et le plaisir de nous proposer ses réflexions durant la saga de ce mois ! Intéressons-nous donc dans cette chronique à la femme, au poids bilatéral qu’elle porte entre un Occident ultra critique et des musulmans culpabilisateurs, et à la nécessaire réappropriation du statut émancipateur que lui a octroyé l’islam. Cette première partie s’intéressera à la vision biaisée et protectionniste de l’Occident qui infantilise et dévalorise l’Autre et a fortiori la musulmane.

golden_piety_by_laila_jihad-d32rektLes femmes sont au centre du discours occidental sur l’islam, elles y sont présentées comme l’illustration la plus convaincante de l’archaïsme, et du caractère rétrograde de la pensée et de la tradition musulmane. De leur côté, les musulmans ont développé un discours plaçant les femmes au centre de l’identité musulmane, elles sont et sont tenues d’être, ce qui caractérise le  degré d’islamité d’une société, et surtout ce qui l’a différencie de l’Autre occidental. Tout ce qui touche aux femmes musulmanes, à leurs droits, à leurs rôles, à leur visibilité, à leur vêtement, prend une importance capitale dans une rhétorique ou l’un s’oppose à l’Autre, comme deux essences, deux entités dont la radicale et inévitable confrontation paraît aller de soi, d’une rive à l’autre, dans un monde où représentations et réalités se confondent.

Mais ici et là des voix féminines s’élèvent pour protester contre l’instrumentalisation de leur condition et s’approprier le discours sur leur identité et leurs droits. Elles mettent en avant la nécessité d’une réforme de fond du discours et de la pensée islamique sur leur statut, réforme à laquelle elles souhaitent participer activement, reprenant la place qui leur a été attribuée dès l’origine par l’islam. Elles souhaitent être sujet et non plus objet de leur propre cause et de leur propre histoire, en étant critique vis-à-vis de ceux d’Occident ou d’ailleurs, musulmans ou non-musulmans qui tentent de leur imposer un modèle de vie et de comportement. C’est à partir des Sources et aux côtés de tous ceux qui souhaitent être fidèles au Message, femmes ou hommes, qu’elles tentent de relever le défi d’une libération, exigeante et profonde.

 

Une querelle qui s’éternise… 

La stigmatisation de la religion musulmane à travers la mise à l’index de la condition féminine n’est pas un fait nouveau dans la dialectique Occident/Islam. La focalisation actuelle sur le voile désigné comme le symbole par excellence de l’oppression des femmes, ne constitue qu’une survivance d’un héritage colonial,  conscient et inconscient, qui depuis plus d’un siècle et demi altérise l’islam de l’Occident. La question des femmes n’est devenue centrale dans le discours orientaliste que vers la fin du 19ième siècle[1], c’est-à-dire au moment de l’établissement des Européens comme puissance coloniale. Ce nouveau discours sur les femmes semble être la fusion entre les anciens discours sur l’islam et le développement des discours coloniaux ayant pour but de regarder comme inférieures les Autres cultures et sociétés. Ce discours qui a mis les femmes au centre développait sa théorie évolutionniste des cultures et des races qui présentait l’homme occidental avec ses pratiques et ses croyances, comme représentant le modèle ultime de la civilisation. Aujourd’hui l’actualité internationale a mondialisé cette altérisation de l’islam, l’opposant à tout ce qui est considéré comme relevant de valeurs proprement occidentales, telles que la démocratie, la sécularisation et l’égalitarisme. A l’Occident les droits humains et l’égalité hommes-femmes, aux musulmans l’autoritarisme et l’oppression des femmes.

La focalisation autour du voile des femmes à l’échelle internationale, dont les polémiques françaises sur le foulard à l’école sont l’exemple le plus frappant, ne sont pas sans rappeler cette « ambition civilisatrice » des Occidentaux en terres coloniales, dont l’expression la plus démonstrative a été pour la France, de justifier sa volonté libératrice par le dévoilement public des femmes le 13 mai 1958 à Alger[2]. Cette mise en scène, dont les images devaient faire le tour du monde, visait à convaincre ceux et celles qui devenaient de plus en plus critiques quand à la présence française en Algérie, qu’il s’agissait de sauver des mains barbares de leurs pères et époux, les femmes algériennes subissant soumission, voilement et ségrégation. Pour certains théoriciens du colonialisme, comme Lord Cromer, consul général d’Egypte[3], le statut de la femme arabe était la preuve vivante de l’incapacité des sociétés musulmanes à se gouverner elles-mêmes et exprimait la légitimité de la présence et de l’action de la puissance civilisatrice venue les émanciper. Il fut un ardent défenseur du dévoilement des femmes, tout en étant un membre fondateur de la Ligue Masculine contre le Suffrage Féminin[4].

Ainsi, de la même manière qu’il y eut un féminisme colonial, c’est-à-dire au service de l’ambition civilisatrice occidentale, mais aussi de la domination masculine dans son utilisation au service de la colonisation occidentale qui fut bel et bien patriarcale, nous assistons bien à un « féminisme néocolonial ». C’est grâce à l’infériorisation de l’Autre musulman, à son altérisation[5] à travers la question féminine que certains occidentaux créent un « nous », s’opposant à « eux », musulmans, sexistes, autocrates et aux valeurs archaïques, formant à l’échelle internationale un danger à combattre, et à l’intérieur même des frontières occidentales un nouvel « ennemi intérieur ». Mais cet essentialisme auquel de nombreux occidentaux réduisent l’islam, a conduit certains musulmans à répondre par un autre essentialisme, celui d’un Occident décadent, ou règne débauche et marchandisation du corps des femmes, réduites à des objets sexuels ou à l’aliénation de l’exploitation par le travail. Les femmes sont tout autant placées au centre de la question civilisationnelle, elles sont l’archétype de la civilisation musulmane, ce qui la différencie d’un Occident aux mœurs et aux valeurs décadentes. Le voile devient ici étendard de l’islam, il représente la préservation de la société musulmane, de la famille musulmane de la débauche et de la libération immorales des femmes occidentales.

Le discours sera centré sur la tenue islamique, sur le vêtement, sur la nécessité de sa longueur et de sa largeur, pour couvrir au mieux, dissimuler au mieux en d’autres termes, sur le corps des femmes et sa nécessaire discrétion pour garantir la cohésion sociale. L’Occident est réduit à ses expressions les plus caricaturales, il devient l’Autre face auquel il faut se différencier à tout prix. Si durant l’époque coloniale, puis de décolonisation, cette posture réactive et défensive était compréhensible, il n’en demeure pas moins qu’au vu des réalités socio-politiques actuelles, elle conduit à une impasse. De toute évidence, d’un côté comme de l’autre, les réalités témoignent de la fragilité des représentations, et la mondialisation a rendu poreuse les frontières entre monde musulman et Occident.

 

La suite la semaine prochaine inchAllah…


[1] Voir Leila Ahmed, chapitre 8 «The discourse of the veil », dans  Women and Gender in Islam. Historical Roots of a Modern Debate, Yale University Press, 1992.

[2] Voir « L’Algérie de dévoile », dans L’An V de la révolution algérienne, de Frantz Fanon, ed. La Découverte, 2001.

[3] Voir Edward Said,  L’Orientalisme. L’Orient créé par l’Occident, Seuil, Paris, 2003.

[4] Ses propos concernant l’auscultation des femmes par des médecins hommes comme illustration du degré de civilisation occidentale, font écho aux polémiques françaises sur la mixité du personnel imposée au patient dans les hôpitaux : « I am aware that in exceptional cases women like to be attended by female doctors, but I conceive that throughout the civilised world, attandance by medical is still the rule.» dans Leila Ahmed, chapitre 8 «The discourse of the veil », dans  Women and Gender in Islam. Historical Roots of a Modern Debate, Yale University Press, 1992, p154.

[5] Sur le procès d’altérisation conduisant à une racisation, ici des musulmans, voire Collette Guillaumin L’idéologie raciste, folio, 2002.