Nous continuons sur notre série concernant les femmes de l’islam. La semaine dernière nous parlions de Fatima bint Assad, une mère adoptive exemplaire.

Aujourd’hui nous parlons de ‘Amra bint Abd al-Rahman bin Sa’d bin Zarâra al-Ansâriya radhiAllahou’anha. Son grand-père faisait partie des premiers Compagnons ansars (originaires de Médine), et fut le frère de l’un des grands notables de Médine. Durant sa jeunesse, elle vécut sous le giron d’Aisha radhiAllahou’anha qui l’éduqua et lui transmit son immense savoir. Le parcours de ‘Amra est étonnant – sans être atypique – car il contredit la majorité des stéréotypes sur la femme musulmane, ancrés également chez les musulmans.

‘Amra devint ainsi l’une des plus célèbres femmes qui transmit des hadiths (muhadditha) parmi les Tabi’ûn (successeurs, la deuxième génération de musulmans après les Compagnons). Elle fut non seulement une experte en matière de hadith et de fiqh (jurisprudence), mais bénéficia également de la reconnaissance des érudits de son époque.

Son nom apparait dans de nombreux ouvrages de référence comme les six recueils de hadiths canoniques[1] et le Muwatta (célèbre ouvrage de jurisprudence) de l’imam Malik radhiAllahou’anhou.

Avant d’aborder la vie exemplaire de cette femme savante, il convient de rappeler que l’on parle d’une époque où le savoir religieux était encore « pur » et authentique car de nombreux Compagnons, principaux héritiers du savoir prophétique, étaient encore vivants. ‘Amra faisait partie de cette génération de musulmans qui n’a pas eu l’honneur de voir le Prophète (salaLlahu ‘alayhi wa salam) directement, mais elle eut le privilège d’apprendre de la mère des croyants, l’archétype de la femme érudite, Aisha bint Abi Bakr (radhiAllahou’anha). Cette proximité lui permit d’acquérir un savoir considérable recherché par ses coreligionnaires :

Al-Qâsim bin Muhammad (neveu d’Aisha) demanda à l’imam al-Zouhri, le célèbre traditionniste : « Je te vois avide de savoir, veux-tu que je t’indique son contenant ? », « Bien sûr ! », répondit-il. Il continua : « Tu dois t’attacher à ‘Amra bint ‘Abd al-Rahman, car elle a vécu sous le giron d’Aisha ». Al-Zouhri dit alors : « Je me rendis auprès d’elle, et constatai qu’elle est un océan [de savoir] inépuisable »[2].

Une autre anecdote atteste de l’ampleur exceptionnelle de son savoir. Un jour, le calife ‘Umar bin ‘Abd al-Aziz écrivit à Abou Bakr bin ‘Amr à Médine : « Recherche les hadiths du Messager d’Allah (salaLlahu ‘alayhi wa salam), les traditions prophétiques (sunna), ou les narrations rapportées par ‘Amra et écris-les. En effet, je crains la disparition du savoir et de ses gens »[3]. Cet ordre d’un émir des croyants est significatif. Craignant de passer à côté d’un savoir inestimable, il ordonna de mettre par écrit les hadiths de ‘Amra qu’il considérait comme une érudite prodigieuse.

Le plus étonnant – pour nous aujourd’hui, car à l’époque cela était tout à fait normal- est que ses confrères traditionnistes reconnaissaient également l’éminence de ‘Amra : le grand muhaddith, Soufyân ibn ‘Ouyayna radhiAllahou’anhou, disait qu’elle faisait partie « des personnes les plus connaisseuses des hadiths d’Aisha »[4].

Un autre grand érudit, Yahya bin Ma’în radhiAllahou’anhou affirmait : « ‘Amra bint ‘Abd al-Rahman est digne de confiance (thiqa), et constitue une preuve (hujja) »[5].

Son avis était également sollicité dans plusieurs situations. Elle intervint notamment dans un procès relaté par l’imam Malik, d’après Yahya ibn Sa’îd. Abou Bakr bin Muhammad bin ‘Amr bin Hazm (le juge de Médine) l’informa ainsi qu’il détenait en prison un chrétien qui avait volé des anneaux en fer et qu’il comptait lui couper les mains. ‘Amra radhiAllahou’anha lui envoya son servant Umayya qui lui transmit : « Votre tante ‘Amra vous dit : cher neveu, détiens-tu un chrétien pour une faute mineure dont j’ai été informée, et as-tu vraiment l’intention de lui couper la main ? » Il répondit « Oui ». « ‘Amra vous dit qu’il ne faut couper la main que pour le vol d’un objet d’une valeur d’un quart de dinar au minimum », rétorqua Umayya. Puis le chrétien fut relâché. [Fin de citation] Son avis fut donc respecté, et le juge ne consulta pas une deuxième personne malgré l’existence de nombreux savants à l’époque.

Elle décéda dans la ville bénie de Médine en 103 de l’hégire (en 721 de l’ère grégorienne), à l’âge de 77 ans. Qu’Allah lui fasse miséricorde et nous permette de suivre son exemple.

Nous voyons donc qu’être une femme n’a jamais été un obstacle dans la vie de ‘Amra, au contraire, son savoir était sollicité et appliqué dans des situations importantes.

L’historien Akram Nadwi dit d’ailleurs sur cette époque : « La distance est considérable entre une société dans laquelle les hommes tenaient la féminité dans un tel mépris qu’ils ne voyaient aucun mal à enterrer des petites filles vivantes, et une autre société dans laquelle ils s’en remettaient à l’autorité d’une femme juste parce qu’elle détenait un savoir qu’ils n’avaient pas. C’est un fossé extraordinaire qui a été creusé en l’espace d’une seule génération »[6].

Malheureusement ce fossé semble s’être rétréci aujourd’hui, car pour beaucoup de musulmans, le simple fait de parler d’une femme instruite est presque une hérésie…


[1] Il s’agit des six principaux recueils de hadiths considérés comme références chez les sunnites : Boukhari, Muslim, Al-Nassa’i, Abou Dawoud, Tirmidhi, et Ibn Majah.

[2] Al-Dhahabi, Siyar A’lam al-Nubala, 4/508.

[3] Ibn Sa’d, al-Tabaqât, 8/480.

[4] Al-Nawawi, Tahdhib, 1/332.

[5] Al-Mizzi, Tahdhib al-Kamal.

[6] Akram al-Nadwi, al-Muhaddithât, p. 7.