Article proposé par Hanane KARIMI 

J’aimerais partager avec vous ce témoignage d’Alexandre Jollien pour sa singularité. Il n’est pas à prendre comme une généralité. Dans son ouvrage, Eloge de la faiblesse, cet homme en situation de handicap moteur, décrit un institut où les relations avec les éducateurs sont difficiles. Il dit : « Nous vivions en vase-clos. Il n’y avait pas la possibilité pour nous de prendre du recul, ni même de rencontrer une personne bienveillante, neutre, extérieure au centre. Un rapport de forces nous opposait ainsi littéralement aux éducateurs. Ces derniers, toujours mieux armés, mieux préparés, restaient les plus forts. Les confrontations se révélaient dès lors cruelles et partiales. (…) Il régnait un climat d’oppression  (…) » Il relate également ses interrogations intimes quand, seul, il se demandait s’il était moins libre qu’un autre. Quand il explique qu’on lui rappelait très souvent qu’il était un handicapé. Selon lui, la politique de son Centre était «  Les parents ont mis au monde un enfant handicapé. Qu’ils nous le donnent nous en ferons un individu plus ou moins normal. »[1]

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Concernant les relations avec le personnel du Centre, il les décrit comme superficielles. « Jamais nous ne parvenions à discuter d’individu à individu. Nous n’avions droit qu’à des palabres de professionnel à « enfant », de médecin à « malade » ».  Il est donc nécessaire de réaffirmer le statut de personne qui prévaut sur la maladie. La personne n’est pas handicapée comme on le dit si facilement, mais elle est en situation de handicap. La nuance est importante.

Nous avons discuté de la difficulté d’établir une communication non verbale avec les personnes en situation de handicap inapte à la parole, Alexandre Jollien nous donne l’exemple d’un camarade de Centre, Adrien. Adrien souffrait d’un retard mental, il balbutiait quelques mots. Il explique qu’avec l’habitude, il avait réussi à assimiler son langage. Il comprenait que « Mamaya » voulait dire « Je vais chez maman ». Et il explique que « Pour chaque chose, il avait inventé son propre code. »

Et malgré son retard mental, Alexandre Jollien le décrit comme quelqu’un d’admiratif, d’émotif  même s’il ne possédait pas les facultés intellectuelles suffisamment développées pour exprimer ses sentiments. « Une fois de plus, la faiblesse, l’incapacité de parler cherchait un chemin pour se dépasser. »[2]

Je ne pouvais pas ne pas citer Alexandre Jollien qui nous donne un exemple frappant de cette difficulté : «  Je me souviens d’un camarade qui portait un appareil dentaire, lequel lui perforait la gencive. Il me raconta que son père avait dû enlever l’appareil dentaire à l’aide de tenailles. Le médecin dentiste n’avait pas pris ses plaintes en considération, il invoquait plutôt un problème psychologique pour justifier de la douleur et préférait une explication farfelue à l’aveu de sa faute professionnelle. J’ai connu des personnes handicapées qui ont développé une maladie grave, et cela, en partie, parce que leur médecin n’a pas poussé les investigations assez loin, se contentant de donner une explication pseudo-psychologique. »

Nous avons abordé le fait qu’il pouvait s’établir une relation de soin à défaut de guérison. Alexandre Jollien décrit un personnel qui cherchait les symptômes sans essayer d’en chercher la cause pour un traitement profond du mal quand celui-ci se répétait. Il ne dépeint pas qu’un tableau sombre de son expérience en Centre, il y a aussi rencontré des éducateurs qui l’on marqué. Il en parle en ces termes : «  Ils nous aimaient. Ils avaient confiance en nous, en nos possibilités. Sans prétendre tout maîtriser, conscients que beaucoup d’éléments leur échappaient, ils se montraient modestes. Plus pragmatiques que les autres, ils ne réduisaient pas la réalité à de vains schémas, de futiles théories. » Il explique que la froideur de ceux qui l’ont marqué par ailleurs l’a humilié. Que ceux qui ne se sont pas engagés réflexivement dans cette relation lui a causer du tort. Selon lui le métier d’éducateur demande beaucoup d’investissement et « doit favoriser l’autonomie la plus complète de son élève. »[3]

Afin d’illustrer la dépendance affective qui maintient les personnes en situation de handicap à leur aidant, voilà comment quelqu’un qui l’a vécu comme Alexandre Jollien la décrit : «  La dépendance psychologique et émotionnelle apparaît tout autre. Elle génère une tension. La peur de perdre, la peur de blesser, la peur d’être repoussé par l’ami, ou plutôt par celui dont je dépends, est effectivement un poison dangereux. Il instrumentalise l’autre, le réduit au rang de moyen pour combler un vide, moyen pour combler ma solitude. »

Qu’en est-il de la spiritualité ?  Quel est le besoin spirituel des personnes en situation de polyhandicap. Et d’un point de vue tout à fait personnel, j’aurais tendance à penser que la spiritualité est salutaire. Elle permet au corps de ne plus être le moyen de communiquer et permet à l’esprit de transcender les difficultés temporelles dans une communion apaisante. Voici ce que dit Alexandre Jollien de sa rencontre avec un croyant, le Père Morand. « Au Centre, la religion a joué un rôle déterminant.(…) Cet homme de Dieu, ce personnage aux multiples facettes m’attirait par son rayonnement. Quel être merveilleux ! (…) Mais qui le côtoyait appréciait en lui une présence bienfaitrice, une aide précieuse. Lui aussi m’a révélé la beauté de l’être humain et m’a donné confiance en moi. »[4] Cet homme a marqué Alexandre surtout parce qu’il l’a considéré dans cette commune humanité. Il est un compagnon présent, dont la présence est bienfaitrice, au-delà du verbe, qui lui a redonné son statut d’humain et de personne, qui lui permet de communiquer d’individu à individu.

Tout au long de cet article, j’ai essayé d’approfondir les différentes interrogations qui découlaient de la question du Handicap dans la société. J’ai choisi d’aborder cette réflexion autour de la relation, ce qui a induit le questionnement suivant : Avec qui je suis en relation ? Que peut-il comprendre ? Comment agir au mieux ? C’est dans cette extrême vulnérabilité du corps et parfois du mental, que l’humain doit faire preuve de réflexivité. Me penser à la place de l’autre. Enfermé dans un corps forteresse, l’esprit est là, vivant et attentif. C’est cet esprit que je vais rechercher dans la relation avec la personne en situation de handicap. Au-delà des mots, au-delà des codes… Dans sa grande dépendance, il est un rappel de ma propre vulnérabilité, de la fragilité de ma condition humaine.


[1]A.Jollien, Eloge de la faiblesse, éditions du Cerf, 1999, p.47

[2]A.Jollien, op.cit, p.55

[3] Ibidem, p.65

[4] A.Jollien, op.cit., p.79